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Ukraine : une guerre locale en passe de devenir mondiale ? (7/7)

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Au-delà de la dimension intraslave et purement locale que revêt, en apparence, la guerre russo-ukrainienne, semble se jouer le destin de la souveraineté européenne et le maintien ou non de l’influence américaine sur le Vieux Continent. La partition entre une Ukraine occidentale souveraine, intégrée au bloc européen, et une Ukraine à l’Est, devenue possession russe, semble se dessiner. La frontière entre ces deux entités symboliserait, alors, l’impossible réconciliation entre l’Europe de l’Ouest et la Fédération de Russie eurasiatique. 

La Russie, l’Ukraine et l’Europe

Il y a une complémentarité entre la puissance technologique européenne et les réserves de matières premières russes
L’alliance du capital technologique européen et des ressources en matières premières russes constitue la principale menace pour l’hégémonie américaine.

À partir de 1989, la Russie s’est tendanciellement libéralisée sur le plan économique. Le projet d’une confédération européenne allant de l’Oural à l’Atlantique devenait, de ce fait, d’autant plus facilement réalisable. François Mitterrand renouvela donc cette proposition en y excluant les États-Unis. Raison pour laquelle ces derniers s’opposèrent à la réalisation d’un tel dessein.

Malgré tout, en 1991, fut mise sur pied la Charte de Paris, à l’occasion de la Conférence sur la sécurité et le coopération en Europe. Elle devint, plus tard, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Et depuis le 24 février 2022,  la question ukrainienne est devenue l’enjeu principal en matière de paix, de sécurité et de prospérité économique, sur le continent européen.

Quoi qu’il advienne, les chefs d’États et les régimes politiques sont passagers. La géographie, elle, n’est soumise qu’aux aléas de la lente dérive des continents. L’Europe et la Russie seront donc encore voisines pour bien longtemps. Les relations franco-allemandes ont du être refondées dans l’ère post-1945. Celles-ci souffrent d’ailleurs encore des divergences mentionnées précédemment. Dans la même optique, la guerre russo-ukrainienne a rendu saillante l’impérative nécessité, tant pour l’Europe que pour la Russie, de réfléchir aux relations futures qui seront les leurs.

L’Ukraine comme « proxy » américain dans la guerre agricole transatlantique ?

Aussi, la question ukrainienne est-elle devenue un sujet d’autant plus brûlant au sein même de l’Europe. Pour cause, le monde agricole du Vieux Continent est traversé par un vent de colère. En effet, en février 2024, l’Union européenne (UE) a pérennisé la levée de droits de douanes concernant les importations agricoles ukrainiennes. Exemption qui est allée jusqu’à créer des tensions entre Kiev et Varsovie.

La Pologne est une nation historiquement opposée de manière farouche à la Fédération de Russie. Ce qui ne l’empêche pas de considérer cette faveur accordée à l’Ukraine comme une forme de concurrence déloyale. Si bien qu’en septembre 2023, le Premier ministre polonais avait fait savoir que son pays cesserait, désormais, toutes livraisons d’armes au régime de Kiev. Aussi, depuis novembre 2023, les paysans polonais s’affairent à bloquer les routes frontalières ukraino-polonaises.

Quant à l’Europe de l’Ouest, notamment en France, la colère du monde paysan face à la concurrence ukrainienne, qu’il juge lui aussi déloyale, commence à prendre également de l’importance. Celle-ci avait déjà commencé à germer depuis qu’en mai 2022, l’importation de volailles ukrainiennes avait également été exemptée de droits de douane, par l’UE.

Une chose est certaine, les terres ukrainiennes se distinguent pour être très clairement les plus fertiles du monde. Cela leurs ont valu d’attirer un grand nombre d’investisseurs en Ukraine. De ce point de vue, l’ensemble des terres d’Ukraine est loin d’être l’unique possession des Ukrainiens eux-mêmes. Une importante partie des surfaces agricoles ukrainiennes appartient à des multinationales étrangères. Le cinquième détenteur foncier le plus important en Ukraine n’est d’ailleurs nul autre que NCH Capital. Il s’agit d’un fonds de pension privé américain. Derrière la question des importations agricoles ukrainiennes sur le territoire de l’Union européenne semble donc se pérenniser, en sous-main, la guerre agricole transatlantique euro-américaine.

Dans cette optique, la levée des droits de douane sur les exportations agricoles ukrainiennes au sein de l’UE est, essentiellement, une arme de guerre économique utilisée par le secteur agroalimentaire américain, contre le monde agricole européen, plutôt qu’une concurrence déloyale menée par la multitude de petits propriétaires agricoles ukrainiens, contre les petits propriétaires agricoles de l’Union européenne.

Europe – Russie: la paix ou la partition à la coréenne

Plus globalement, deux scénarios tendraient à se dessiner. Premièrement, l’Europe, la Russie, et l’Ukraine sont en mesure de trouver, diplomatiquement, entre Européens, une paix acceptable tant pour la Russie, que pour l’Ukraine. Ce qui, sans nul doute, permettrait à l’Europe d’en ressortir renforcée économiquement. Ou, deuxièmement, la péninsule européenne laisse s’ériger sur son sol un nouveau 38èmeparallèle. En d’autres termes, nous assisterions à une partition de l’Ukraine. À l’Ouest, nous aurions une Ukraine libre, et à l’Est, une Ukraine devenue possession de la Russie. Scénario qui amènerait, potentiellement, Russes et Européens à vivre côte à côte, en toute séparation. À l’instar de ce qui est le cas sur la péninsule coréenne depuis 1953. Géopolitiquement parlant, nous aurions alors possiblement une Europe sous tutelle américaine et une Russie sous tutelle chinoise.

Du côté américain, la logique voulant qu’en Europe l’Allemagne reste down, la Russie out et les États-Unis in n’a pas cessé d’être de mise.  Ceci sachant, dans une approche des relations internationales fondées sur la Realpolitik, nous pouvons donc aisément nous permettre de penser que les États-Unis d’Amérique n’auraient aucun intérêt à ce qu’un traité de paix entre la Russie et l’Ukraine, par l’entremise de l’Europe, puisse voir le jour. À ce propos, en février 2015, nous étions presqu’un an après l’annexion de la Crimée par la Russie. C’est à cette période que le géopolitologue américain George Friedman rappelait encore: « Empêcher l’alliance du capital technologique allemand et des ressources naturelles russes qui compromettraient l’hégémonie économico-politique des États-Unis d’Amérique sur le monde reste, au-delà du sort de l’Ukraine, la première préoccupation de Washington ».

En somme, derrière la question ukrainienne, se joue l’éternelle lutte de domination économico-politique sur le monde, entre thalassocraties anglo-américaines et tellurocraties du Vieux Continent, qui n’est pas, elle-même, sans rappeler l’un des principaux antagonismes dont la Grèce antique, berceau de la civilisation occidentale, était le théâtre: la rivalité entre la puissance maritime athénienne et la puissance terrestre spartiate. 

7/7

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Yoann Lusikila

Yoann Lusikila est diplômé de science politique à l'Université de Lausanne. Il s'est spécialement intéressé aux enjeux de sécurité internationale, et de guerres économiques, à l'aune de la globalisation économique.

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