De cyber-confrontation à techno-nationalisme : le cas TikTok (2/2)
La première partie de ce dossier revenait sur la loi loi H.R.7521 est les critiques qu’elle suscite. Cette seconde partie propose d’analyser le « TikTok ban » au travers du prisme géopolitique. Ce faisant, il sera démontré que la H.R.7521 est symptomatique de l’essor de la doctrine dite du « techno-nationalisme ». Le blocage d’un réseau social par une démocratie a néanmoins des implications sérieuses pour l’intégrité du Web et les droits fondamentaux.
Blocage de TikTok et géopolitique de la donnée
Les grands acteurs privés du numérique ne sont pas les seuls à exploiter la donnée pour leurs bénéfices. Les acteurs publics ont aussi investi l’espace numérique, où guerre cognitive et opérations de vol de données sont monnaie courante. Dans ce contexte, la captation des données ne procède plus seulement d’un besoin économique, mais sert des objectifs géostratégiques variés.
Le blocage de TikTok s’inscrit dans un contexte d’intensification de la confrontation inter-étatique en dessous du seuil de l’emploi de la force armée. À la différence de l’engagement militaire, cette forme de confrontation est principalement non-violente. On parle de “grey zone competition” (ou de compétition en zone grise). Son intérêt réside dans une mise en place peu coûteuse et dans son caractère relativement peu ostentatoire. Puisqu’elle est non-coercitive par nature, la compétition en zone grise profite des zones d’ombre du droit international.
La concurrence sous le seuil de l’emploi de la force armée est un phénomène multiforme, qui comprend aussi bien l’espionnage, que des ingérences économiques, des formes d’influence néfastes dans la sphère informationnelle comme la désinformation, que des opérations clandestines. L’avènement du cyberespace a donné un nouveau souffle au phénomène, puisqu’il permet la mise en contact d’acteurs divers sans contrainte géographique et de manière instantanée. Ainsi, les États appréhendent le Word-Wide Web, et par extension les couches applicatives et physiques qui le soutiennent, comme des espaces de confrontation à part entière.
Les acteurs étatiques peuvent exploiter les données numériques pour obtenir des avantages tant sur la scène internationale qu’en interne. Sur le plan national, la maîtrise de la donnée est par exemple un enjeu de lutte anti-terroriste. Sur le plan international, la donnée constitue un élément central de la projection d’influence et du renseignement. Jean-Christophe Noël, chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI), parle de « puissance numérique », qu’il définit comme « la capacité d’un acteur à exploiter les flux de données numériques pour contribuer à modifier le comportement d’autres acteurs sur la scène internationale. »
À l’image du scandale Cambridge Analytica, la collecte de données personnelles à grande échelle peut servir à la conduite d’opérations de subversion et d’influence transfrontalières. Les masses de données permettent de mettre en place un système de profilage poussé. Couplé à une bonne compréhension des tendances sociétales chez le pays cible, le profilage maximise l’impact des opérations d’influence.
Par conséquent, les États ont un intérêt stratégique à assurer un contrôle sur la collecte et le stockage des données de leurs nationaux, et éventuellement des non-nationaux. Ce contrôle peut notamment s’exercer via la régulation ou via des moyens non-conventionnels comme les cyberattaques. Quoiqu’il en soit, la maîtrise de la donnée est aujourd’hui une composante essentielle de la puissance numérique d’un État.
Concernant TikTok, le rapport de la commission d’enquête du Sénat français fait état d’un risque d’instrumentalisation par Pékin. La base d’utilisateurs de l’application génère un flux continu de données sur lequel les autorités chinoises pourraient intervenir pour influencer la vie politique d’autres États et réduire au silence les critiques. Cette possibilité est d’autant plus préoccupante que l’intelligence artificielle générative vient aujourd’hui faciliter la génération de contenus trompeurs. Dans un contexte de tensions croissantes et de montée des extrêmes, il est crucial d’assurer l’authenticité des opinions publiques. Il n’en demeure pas moins que la décision contribue à la fragmentation du World-Wide Web.
Techno-nationalisme et droits fondamentaux
Le cyberespace, de part ses caractéristiques intrinsèques, est à la fois source de forces et de vulnérabilités pour les États. De la même manière que les opérations de vol de données sont des formes d’espionnage moderne, la désinformation en ligne est l’équivalent numérique des guerres cognitives que se livrent les États depuis des siècles. Digitalisées, ces opérations sont néanmoins plus difficiles à gérer par les États victimes que leurs équivalents analogiques.
La doctrine du techno-nationalisme, qui privilégie la maîtrise du cyberespace, des données personnelles et de l’industrie numérique, découle de la nécessité d’assurer la souveraineté étatique à la fois dans l’espace numérique et physique. Des sujets comme la régulation des plateformes en ligne, la maîtrise des flux de données et la relocalisation des serveurs suscitent un intérêt croissant ces dernières années, car ils viennent répondre à ce besoin relativement nouveau de sécurisation de l’État via la sphère numérique.
Le techno-nationalisme est porteur de changements plus larges pour l’environnement cyber qui ont l’allure d’une déglobalisation. Comme le dévoilent les travaux du Parlement européen, la primauté croissante donnée aux intérêts nationaux dans la sphère numérique motive un découplage technique et une scission par la régulation du réseau numérique mondial.
La menace de bloquer TikTok se comprend donc comme une réaction défensive visant à protéger la souveraineté des États-Unis. Cependant, bien qu’il soit évident que sécurité nationale et stabilité sociale riment avec maîtrise technologique et sécurisation de l’espace informationnel, les mesures de restriction d’accès aux réseaux sociaux ont des allures d’aveu d’échec pour les démocraties.
La sécurisation de l’État passe par un effort de réappropriation de l’espace informationnel et des flux de données. Ce mouvement entraîne une fragmentation de l’internet. À l’échelle des utilisateurs, le découplage se manifeste surtout par un accès à une information différenciée selon leurs localisations. En effet, même si le phénomène affecte toutes les couches du cyberespace, c’est bien dans sa couche sémantique -comprendre la couche abritant les données et le contenu intelligible par l’humain- que cette confrontation est la plus perceptible.
En provoquant des changements au niveau de la couche sémantique du cyberespace, la mesure se heurte aux droits fondamentaux. Ainsi, plusieurs associations protectrices des droits de l’Homme se sont opposées au vote de la loi H.R.7521. En retirant à l’utilisateur une possiblité de s’exprimer et d’accéder à l’information, les autorités restreindraient une partie de ses droits. Le blocage d’une plateforme aussi utilisée que Tiktok affecte les libertés d’accès à l’information et d’expression d’une partie de la société américaine, ainsi que le droit d’exercer une activité économique des créateurs de contenu.
Pour autant, des pratiques comme la désinformation en ligne et la collecte massive de données méconnaissent elles aussi les droits fondamentaux. De toute manière, il n’existe pas de perspective unique permettant d’appréhender tous les défis posés par les plateformes, et encore moins la compétition stratégique dans la sphère numérique. Notons, cependant, que si les tensions internationales actuelles étiolent un peu plus le World-Wide Web, la fragmentation est-elle aussi factrice de tensions.
Conclusion
Au-delà de l’affaire TikTok, le techno-nationalisme pourrait favoriser l’apparition de bulles informationelles à l’échelle mondiale. Pourtant, l’imperméabilité des espaces informationnels est propice à l’intolérance et l’obscurantisme. Si TikTok est avant tout un outil de divertissement, son blocage potentiel ne doit pas constituter un précédent pour les applications dont la communication d’information fiable est le but premier.
S’attaquer aux plateformes en ligne implique de faire preuve de prudence. Qu’importent leurs motivations, des mesures drastiques comme celles préconisées par la loi H.R.7521 passent difficilement le test de proportionnalité. Pire, elles mettent en évidence des contradictions dont les démocraties se seraient passées. Le blocage d’un réseau social tend à légitimer une forme de souveraineté numérique « à la chinoise » pourtant largement désapprouvée par les démocraties occidentales. Une doctrine qui participait déjà à la fragmentation du World-Wide Web.
Des alternatives à un blocage existent cependant. Sensibiliser à la littératie informationnelle et gérer correctement les crises sociales sont des solutions potentielles au problème de désinformation sur les plateformes. Pour ce qui est du problème d’accès aux données collectées par TikTok, il serait moins prégnant si un cadre juridique plus ferme eut été mis en place avant que la collecte massive des données personnelles ne devienne la norme pour les plateformes. Une raison supplémentaire de s’éloigner du capitalisme de surveillance, en somme.
Pour aller plus loin
– Laugée F., « Splinternet », La revue européenne des médias et du numérique, N°63 (2022).
-Mueller M., « Will the Internet Fragment? Sovereignty, Globalization, and Cyberspace », Cambridge, UK: Polity, 140 (2017).
– Noël J-C., « qu’est-ce que la puissance numérique ? » Études de l’Ifri (2019).
– « Données personnelles : l’Europe aura-t-elle raison des GAFAM ? » (2019) Entendez-vous l’éco ? France Culture Podcast, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/entendez-vous-l-eco/donnees-personnelles-l-europe-aura-t-elle-raison-des-gafam-5704054