Dr. Saoud et Mr. Djihad, La diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite – Pierre Conesa – Fiche de lecture
Pierre Conesa est un ancien énarque agrégé d’histoire. La majorité de sa carrière se déroula au ministère de la Défense où il fut notamment directeur adjoint de la délégation des Affaires stratégiques. Il a ainsi toujours eu un intérêt propre et un contact direct avec le Moyen-Orient, le salafisme et le terrorisme. Essayiste, romancier et chroniqueur, il est l’auteur de nombreux ouvrages tels que La Fabrication de l’ennemi ou Comment tuer avec sa conscience pour soi, dans lequel il étudie comment certains acteurs et faiseurs d’opinions créent artificiellement un ennemi pour répondre à des nécessités étatiques. La présente fiche de lecture concerne son ouvrage Dr. Saoud et Mr. Djihad, une analyse sur la diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite
Lorsque Pierre Conesa introduit son essai, il pose ce simple constat : « Les Saoudiens constituaient le contingent le plus nombreux de l’Armée rouge, Afghanistan, des terroristes du 11 Septembre, des prisonniers de Guantánamo et aujourd’hui des membres étrangers de l’Etat Islamique ». Par cet incipit très factuel, Pierre Conesa fait une connexion directe entre la diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite et le salafisme djihadiste. Ainsi, il entreprend une analyse qui vient combler un manque et une lacune vis-à-vis des connaissances actuelles dont nous disposons en relations internationales. Hubert Védrine l’affirme lui-même : « à notre connaissance, il n’existe aucun livre en anglais ou en français sur ce sujet ».
Par cette connexion, l’auteur nous indique très clairement l’analyse qu’il tente de poursuivre. Grâce à des outils conceptuels de science politique et de relations internationales, toute l’analyse contenue dans cet essai tend à vouloir démontrer que le gouvernement « théocratico-tribal » de l’Arabie saoudite, avec sa diplomatie d’Etat et sa diplomatie religieuse, a pour vocation première de propager le wahhabisme (religion d’Etat de l’Arabie saoudite) mais aussi, malgré lui ou non, de propager le salafisme. La question qui est donc posée par Pierre Conesa est de savoir quels sont les liens qui existent, par la création d’une diplomatie religieuse particulière, entre le wahhabisme et le salafisme.
Thématiques abordées
Le postulat est que le prosélytisme dont fait usage immodérément l’Arabie saoudite est inscrit dans « l’ADN même de son régime ». L’auteur le prouve en revenant sur la création du royaume saoudien au XVIIIe siècle quand le chef tribal Ibn Saoud et le chef religieux Muhammad Ib Abd al-Wahhab s’allient à l’issue du pacte oral du Najd en 1744. Cette alliance se fonde sur un engagement : « les oulémas de la tribu d’Abd al-Wahhab, les Al-Shaikh, soutiennent le régime qui en échange s’engage à propager l’islam version wahhabite ». C’est donc au XVIIIe siècle que naît la diplomatie religieuse saoudienne. Comprendre le régime de Riyad c’est avant tout comprendre l’importance du pacte du Najd, qui reste d’une vivacité et d’une force incroyable encore au XXIe siècle puisqu’il est à la structuration même du pays et de son Etat.
Pierre Conesa, dans un long chapitre intitulé « l’industrie idéologique wahhabite » : soft power américain dans la structure, soviétique dans la méthode, vient préciser l’essence même de cette diplomatie religieuse qui n’est autre qu’un soft power idéologique et planétaire. Ce prosélytisme ancestral devient soft power dans les années 60 quand les Frères musulmans fuient l’Égypte nassériste et gagnent l’Arabie saoudite. C’est la naissance du panislamisme. Ce panislamisme est un soft power complet qui réunit tout à la fois des ONG, des fondations privées, des universités et des médias. C’est surtout la création de trois grandes entités toujours actives aujourd’hui. Tout d’abord, la Ligue Islamique Mondiale (1962) qui possède un statut d’observateur à l’ONU et qui affirme son but ainsi dans sa charte : « Nous, Etats membres, affirmons également notre conviction qu’il ne saurait y avoir de paix dans le monde sans l’application des principes de l’islam ». Cette Ligue est présente dans 120 pays et administre de nombreux lieux de cultes à travers le monde. Elle se substitue même à la diplomatie officielle là où Riyad n’a pas d’ambassade. Ensuite, l’Organisation de la Conférence Islamique (1969) qui est une organisation intergouvernementale voulue par Riyad et forte de 57 Etats-membres. Enfin, l’université islamique de Médine qui donne l’obligation à ses étudiants étrangers boursiers en science religieuse d’aller faire la da’awa (propager le message de l’Islam) dans leurs pays d’origine une fois leurs études terminées. C’est ainsi un soft power extrêmement bien construit qui s’étend depuis Riyad à travers le monde.
De cette diplomatie religieuse, Pierre Conesa affirme, ce qu’il reconnaît lui-même comme très critiquable, une similarité qui rend presque « impossible une distinction » entre le wahhabisme et le salafisme. Une ressemblance qui s’exprime à travers la détestation des chiites, l’anti-occidentalisme, l’exclusion sectaire des autres courants de l’islam qui s’accompagne de destructions de lieux de culte comme en atteste les destructions wahhabites autour de La Mecque, ou encore le contrôle social totalitaire qui est exercé et qui régit le moindre aspect de la vie quotidienne. Kalbany, un ancien imam de la Grande Mosquée de La Mecque, a même déclaré en 2005 dans le New York Times :« Daech a adopté l’idéologie salafiste. Daech a tiré son idéologie de nos livres, de nos principes… Nous suivons la même route mais dans une voie différente ». Pierre Conesa reconnaît cependant quelques distinctions entre le salafisme et le wahhabisme. Premièrement, la volonté d’une restauration du Califat est impossible pour les saoudiens car ils seraient alors de facto délégitimés dans leur position de « protecteurs des Lieux Saints ». Deuxièmement, l’importance qui est donnée par Riyad à l’identité nationale, au passeport. Enfin, troisièmement, le mode de vie très particulier, versé dans l’excès, l’alcool et la drogue, qu’adoptent les princes saoudiens et qui est très éloigné de la façon de vivre du prophète.
Une fois l’étude de l’essence du wahhabisme faite, l’auteur s’est attaché à en faire l’historique. Cette étude se découpe en trois grandes parties. Tout d’abord, il retrace la naissance et la construction du soft power saoudien à l’époque du panarabisme de Nasser jusqu’à la crise de 1979 avec l’invasion soviétique d’Afghanistan et la prise de la grande mosquée de La Mecque par des radicaux saoudiens. Ensuite, il étudie la mutation de la diplomatie religieuse en analysant l’action saoudienne à travers le globe. Il étudie ainsi les pays du premier cercle, à minorité musulmane, du Maghreb, d’ex-URSS, européens, nord-américains et australiens. Enfin, il dresse un panorama de l’Arabie saoudite des 20 dernières années dans lequel on aperçoit un Etat en proie à ses propres démons, ébranlé par une radicalisation religieuse qu’elle ne maîtrise plus et qui se développe à travers le Moyen-Orient, sapant ainsi le fondement même de son pouvoir : sa légitimité religieuse à diffuser l’islam.
Critique
Peu de choses sont à redire sur cet essai, certes dur et sévère, mais toujours argumenté et solide. Cependant, au vu de la thèse de l’auteur, on peut se poser plusieurs questions et essayer de poursuivre sa réflexion. Tout d’abord à propos du terrorisme mondial, il incrimine en grande partie le prosélytisme saoudien. Cependant, peut-on ne faire endosser cette responsabilité qu’à la mouvance wahhabite ? N’y-a-t’il pas au sein d’autres mouvements islamistes, comme les Frères musulmans, une responsabilité tout aussi grande ? En revanche, il ne faut point restreindre cette responsabilité qu’aux mouvements politico-religieux islamistes. Cette étude peut aussi être étendue à des Etats ou d’autres institutions religieuses qui, directement ou non, nourrissent les mouvements radicaux. En l’occurrence, ne peut-on pas penser à la Turquie ou encore au Qatar ? La diplomatie religieuse saoudienne n’est ainsi pas la seule. Bien que la plus prolifique, la plus financée et la plus solide idéologiquement, elle n’est que la figure de prou d’un mouvement plus global faisant participer de nombreux acteurs au Moyen-Orient.
Enfin, c’est surtout la question du futur de cette diplomatie religieuse qu’il faut soulever. Face à Daesh, la légitimité religieuse de l’Arabie saoudite a été très ébranlée. De plus, la guerre interminable au Yémen plonge cet Etat dans une fragilité nouvelle. Ainsi, ce soft power, construit sur plus de 40 ans de politique religieuse wahhabite, s’il s’affaiblit, va-t-il survivre au-delà de lui-même ou va t’on apercevoir poindre une force religieuse nouvelle, relevant le flambeau d’un islam différent, mais toujours sectaire et brutal, idéologique et propagandiste ? Enfin, quel impact, l’affaiblissement de cet islam wahhabite prosélyte produirait-il, d’abord, sur les pays du Maghreb et du Moyen-Orient, ensuite, sur le reste du monde ?
Pierre Conesa lève donc le rideau sur le monde mystérieux de la diplomatie religieuse saoudienne. Il nous en livre les dessous et les enjeux, et c’est avec un certain sentiment d’inquiétude que nous regardons l’Histoire jouer son théâtre sur la scène du monde moyen-oriental.