Entretien : comprendre les territoires maritimes et le droit de la mer
Il y a peu, le secrétariat général de la Mer auprès du bureau du Premier ministre annonçait une extension du territoire maritime français de près de 350 000 km², soit la taille de l’Allemagne. Cette nouvelle qui peut paraître impressionnante est à relativiser car « espace maritime » peut en réalité désigner différentes choses en droit de la mer que Tony Cabus*, notre spécialiste sur le sujet, nous explique dans un entretien.
Quels sont les différents espaces maritimes sur lesquels un État peut juridiquement exercer des droits ?
Tout d’abord il faut savoir que le droit de la mer est codifié par le droit international dans la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) et a valeur coutumière. Il s’applique donc généralement à tous les États de la même manière, même ceux qui n’ont pas signe le traité (États-Unis, Turquie, etc.). Une part importante de la convention est dédiée aux zones maritimes des États. Ces zones se mesurent toutes depuis la ligne de base côtière des États qui, grossièrement, correspond à la ligne de marée basse des côtes. Derrière cette ligne, les eaux d’un État sont dites internes et sujettes au droit interne de l’État. Vers le large c’est au contraire trois zones maritimes qui se succèdent. D’une manière générale, ces zones voient décroître les compétences de l’État côtier à mesure que l’on s’éloigne de la côte pour voir, au contraire, s’accroître les droits des États tiers.
La première zone est la mer territoriale. Dans cette bande de 12 milles nautiques de large (22,2 km), l’État côtier voit sa souveraineté s’appliquer avec pour seule contrepartie le devoir de respecter le droit de passage inoffensif des autres États. Les législations nationales s’appliquent donc mais elles ne peuvent prévenir le passage des navires étrangers, tant que leur traversée ne présente aucun danger aussi bien sécuritaire (ex : sous-marin immergé) qu’environnemental (ex : navire épave). L’État côtier ne peut non plus assurer sa compétence en matière pénale ou civile sur les navires étrangers car ceux-ci restent sous la compétence exclusive du pavillon. Aborder un navire afin d’y arrêter un membre d’équipage est donc prohibé sauf si une infraction fut commise lorsque le navire se trouvait dans les eaux intérieures (dans le port par exemple) ou si l’infraction commise à bord menace l’ordre public de l’État côtier ou encore si le capitaine ou l’État du pavillon le demande.
La deuxième zone maritime est la zone contiguë. Contrairement à la mer territoriale qui existe de fait, la zone contiguë est optionnelle. Elle peut s’étendre jusqu’à 24 milles nautiques depuis la ligne de base soit en général 12 milles nautiques plus loin que la mer territoriale. Les compétences de l’État côtier dans cette zone se limitent à prévenir ou punir les infractions douanières, fiscales, sanitaires ou d’immigration et est concrètement une zone dédiée à la lutte contre les trafics. La zone contiguë a également la particularité de se superposer à la zone économique exclusive (ZEE) qui, elle aussi, s’étend depuis la mer territoriale sur un maximum de 188 milles nautiques (soit 200nm ou 370,4 km depuis la ligne de base). Les navires étrangers dans la zone contiguë bénéficient donc déjà des libertés de navigation liées à à la ZEE.
Comme son nom l’indique, la Zone Économique Exclusive est avant tout économique. L’État côtier y dispose donc de droits souverains sur ses ressources et seulement d’une juridiction encadrée sur la recherche, la protection de l’environnement et la construction de structures artificielles. Les États tiers eux bénéficient d’une liberté complète de navigation ainsi que du droit d’installer des câbles sous-marins et des pipelines. Pour beaucoup d’États côtiers, cette zone se limite donc principalement à une zone de pêche ou d’extraction de gaz ou de pétrole. Plus loin se trouve la haute mer qu’aucun État ne peut s’approprier et où règne la liberté de la haute mer.
Enfin, sous les eaux se trouve le plateau continental. Cette aire de fond marin est considérée comme une extension géologique du territoire de l’État côtier et celui-ci y a donc un monopole sur ses ressources. Le plateau continental peut être revendiqué sur une longueur de 200 milles nautiques depuis la ligne de base mais peut être étendu lorsqu’il s’étend géologiquement plus avant. Une telle revendication doit cependant être approuvé par une Commission onusienne et ne peut excéder 150 milles nautiques de plus (277,8 km). La France a par exemple récemment fait une demande auprès de cette Commission afin de faire accepter le plateau continental étendu autour des îles Crozet qui représenterait un ajout de 350 000km² de plateau sous-marin au pays. Le Canada, le Danemark, la Norvège et la Russie, quant à eux ont tous revendiqué le pôle nord à travers les fonds marins.
Quelles sont les limitations en haute mer (eaux internationales) ?
Puisqu’aucun État ne possède de souveraineté sur la haute mer, les règles s’appliquant à cette zone ne peuvent être qu’internationales. La CNUDM en pose certaines. La principale limitation est sujette à interprétation et dispose simplement que durant l’exercice de leurs libertés, les États doivent tenir dûment compte de l’intérêt des autres États. Une deuxième limitation, importante mais aussi vague, est environnementale. En effet, les États ont l’obligation de protéger et préserver le milieu marin en général et donc y compris dans la haute mer. D’autres limitations sont plus précises telles que l’interdiction du transport d’esclave, l’interdiction de la piraterie et l’interdiction du trafic de drogue. Au delà de la CNUDM il existe des traités régionaux obligeant leurs signataires à respecter certaines règles dans une zone de haute mer. Ils obligent par exemple leurs membres à respecter certains quotas de pêche dans une zone donnée ou renforcent les standards environnementaux. Enfin, une évolution récente a été l’adoption de l’accord sur la biodiversité en haute mer (BBNJ en anglais). Ce traité oblige les États à rendre public l’extraction de ressources génétique en haute mer et prévoit la mise en place d’un système de partage des bénéfices monétaires et non monétaires de cette exploitation. Il renforce également les obligations d’études d’impact pour les activités ayant lieu en haute mer et donne de nouveaux outils aux États pour établir des aires protégées en haute mer. Ce dernier point en particulier pourrait être, dans le futur, une source nouvelle de limitations environnementales en haute mer.
Comment s’applique le droit sur une ZEE partagée par deux États ?
Puisqu’une ZEE est exclusive, elle ne peut être partagée entre deux États. Il peut parfois exister dans la ZEE d’un État des droits de pêche traditionnels d’un autre État mais ceux-ci sont rares.
Un état peut-il augmenter “artificiellement” sa ZEE ?
En principe, un État ne peut étendre artificiellement sa ZEE. Celle-ci est souvent délimitée depuis longtemps et se mesure à partir de la ligne de base qui suit généralement la côte d’un Etat. Des travaux de réclamation ou la construction d’un port peuvent étendre la terre sur la mer et permettre à l’État d’ajuster ses zones maritimes en conséquence. Cela n’ira cependant pas loin. La construction d’îles artificielles, même sur la base d’un récif préexistant comme c’est le cas en mer de Chine, ne peut non plus créer de ZEE car seules les îles naturelles peuvent offrir une ZEE. En réalité, la question la plus pressante est non pas une extension artificielle des ZEE mais plutôt un potentiel retrait des zones maritimes du fait de la hausse du niveau de la mer qui décalera les côtes vers l’intérieur des terres.
Existe-il des tensions entre États concernant leurs ZEE ?
Il existe de nos jours de nombreuses disputes sur les frontières maritimes entre États. L’exemple le plus connu et le plus explosif de revendications rivales est celui de la Chine et de ses voisins à savoir les Philippines, la Malaisie, Brunei et le Vietnam. La Chine fait en effet valoir depuis 2009 l’existence de ses droits historiques sur presque l’entièreté de la mer de Chine méridionale empiétant ainsi sur les revendications de ces autres États de la région. Cette revendication basée à la fois sur des droits historiques et sur des îlots occupés par Pékin dans la région a toutefois été réfutée par un tribunal arbitral inter national en 2016 bien que Pékin ait refusé de participer au procès. En accord avec cette décision, les îlots ne peuvent offrir de ZEE et il existerait donc une large poche de haute mer dans la zone dont souhaite profiter les autres pays, États-Unis en tête.
Plus près de nous, il y a la dispute entre la Turquie et la Grèce mettant aussi en cause des îles mais dans la mer Égée cette fois. Avec des îles à moins de 15 milles nautiques de la côte turque, l’aire maritime grecque empêche l’aire maritime turque de s’étendre au large faisant ainsi de la mer Égée un lac grec au dépend d’Ankara qui juge le résultat disproportionné lorsque que l’on compare la masse de l’Anatolie face à la taille des îles grecques. C’est d’ailleurs pour cette raison que la Turquie refuse toujours de ratifier la CNUDM puisqu’elle nie l’application des règles qu’elle contient au cas de la mer Égée.
*Tony Cabus est chercheur postdoctoral en droit international à l’institut Walther-Schücking de Kiel. En 2020, il soutient sa thèse portant sur le droit de la mer et travaille depuis sur le changement climatique et la mer.