ActualitésAfriqueAfrique du Nord

L’Algérie sort de la léthargie (1/2)

Shares

L’annonce officielle le dimanche 10 février de la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel provoque une vague de mobilisations sans précédent en Algérie. Dans un pays marqué par la prédation du pouvoir et de la rente pétrolière par un clan vieillissant, le déclenchement de manifestations spontanées aussi conséquentes relève du miracle. Cet article publié en deux parties permet de comprendre la genèse de la situation algérienne, discerner les enjeux liés à la succession du dernier grand témoin de la guerre d’indépendance et questionner la possibilité d’un « printemps algérien ».

Les jeunes algériens expriment leur colère après la nouvelle candidature d’un président affaibli âgé de 82 ans.

Longtemps traumatisés par la guerre civile des années 1990, les Algériens s’opposent aujourd’hui sans peur et pacifiquement dans la rue au cinquième mandat d’un président n’apparaissant plus en public que par l’intermédiaire de son portrait. Bouteflika, au pouvoir depuis 1999 et fortement affaibli depuis un accident vasculaire cérébral en avril 2013, est jugé incapable de conduire les affaires de l’Etat ; sa candidature à l’élection du 18 avril prochain apparaît comme l’humiliation de trop. Pourtant, l’entourage du président momifié s’active depuis plusieurs mois pour cadenasser le pouvoir laissant sceptique quant à la possibilité d’un “printemps algérien”. Les chancelleries européennes, avec la France en tête, font le choix de la discrétion affichant un “ni ingérence ni indifférence” de peur qu’un scénario à la syrienne prospère à leur porte. Malgré les contestations, le dépôt officiel le dimanche 3 mars de la candidature du dernier témoin de  la révolution nationale pourrait toutefois déboucher sur une escalade sécuritaire et une inflexion de la communauté internationale. Les promesses du président candidat apparaissent insuffisantes pour calmer les ardeurs populaires. La résilience du régime algérien ne doit toutefois pas être sous-estimée.

Non au cinquième mandat !, Des manifestations historiques

     Une semaine après l’annonce d’un nouveau mandat, les appels aux premiers rassemblements émergent sur les réseaux sociaux avec l’utilisation du hashtag لا للعهدة الخامسة (« Non au cinquième mandat »). Le 22 février, suite à la prière du vendredi, des milliers d’Algériens convergent dans les rues aux quatre coins du pays. Bravant l’interdit de manifester dans la capitale instauré en 2001, les Algériens scandent leur dégoût et profond désir de changement : « l’Algérie est une République, pas un royaume ! », « Ni Bouteflika, ni Saïd » (le petit frère, homme de l’ombre de la Présidence à l’influence démesurée) … Cette journée historique ne sera que l’élément déclencheur. Mardi 26 février, les étudiants et lycéens rejoignent le mouvement exprimant leur refus d’un cinquième mandat et le rejet d’une gérontocratie corrompue. Deux jours plus tard, les journalistes se mobilisent en faveur de la la liberté d’expression. Les avocats ne sont pas en reste et organisent des rassemblements pour demander l’affermissement de l’Etat de droit. Le bâtonnat de Constantine, troisième plus grande ville du pays, a également annoncé une grève illimitée devant les tribunaux. Le vendredi 1er mars, les algériens se massent une nouvelle fois dans les rues pour accentuer la pression.

Du jamais vu dans cet Etat sécuritaire où l’Armée de Libération et les Chouhada sont érigés en fiertés nationales mais également instrumentalisés en vue de fermer le jeu politique au nom de la stabilité. Peu travaillée par l’historiographie moderne, la « décennie noire » ne semble plus à même d’inhiber les masses. Pour rappel, le parti unique du FLN héritier de la guerre d’indépendance décida d’annuler la transition démocratique après les résultats du premier tour des élections législatives le 26 décembre 1991 donnant vainqueur à une large majorité le Front Islamique du Salut. Il en résulta une guerre civile entre différents milices islamistes et un pouvoir militaire autoritaire, qui fera entre 100 000 et 200 000 morts. Abdelaziz Bouteflika, ministre de la Jeunesse, des sports et du tourisme sous le premier gouvernement de l’Algérie indépendante puis ministre des Affaires étrangères jusqu’à la mort de son ami du clan d’Oujda Houari Boumédiène en 1978, effectue un retour exceptionnel après 20 ans d’expatriation. Son arrivée au pouvoir en 1999 marque le retour à la stabilité, la mise en place d’un Etat providence ainsi que la reconstruction d’une stature internationale qui avait fait la fierté de l’Algérie révolutionnaire. Le repoussoir de la guerre civile a ainsi ouvert une phase d’accaparation de la rente pétrolière, débouchant sur un système clientéliste aux confins du public et du privé doublé d’une personnalisation du pouvoir. Force est de constater que le statut de réconciliateur national de Bouteflika est aujourd’hui caduque. La participation aux manifestations de la très populaire Djamila Bouhired condamnée à mort par la France pendant la guerre d’indépendance, et de l’influent milliardaire Issad Redrab sont symboliques du basculement à l’oeuvre.

La réaction des autorités

Face à un tel mouvement, les forces de l’ordre ont su toutefois faire preuve de mesure, ce qui montre à quel point le pouvoir algérien sait qu’il avance sur une pente glissante. La doctrine du maintien de l’ordre public à l’algérienne s’est adaptée aux manifestations se cantonnant à accompagner les contestataires et à les tenir écarté des lieux de pouvoir, loin de ses précédents sanglants à l’instar du 5 Octobre 1988 ou du Printemps Kabyle de 2001. Officiellement, seul un mort des suites d’une crise cardiaque est aujourd’hui à déplorer. Espérant un renoncement, les manifestants ne comptent pas s’arrêter à la suite du dépôt officiel auprès du Conseil constitutionnel ce dimanche 3 mars de la candidature de Bouteflika. Dans une lettre au peuple algérien, le Président explique son choix et promet des garanties afin d’assurer une transition démocratique dans les plus brefs délais par la mise en place d’une conférence nationale indépendante, l’ébauche d’une nouvelle Constitution et l’organisation d’une élection présidentielle anticipée. Des manifestations nocturnes se sont déroulées pour contester cette volonté de s’accrocher au pouvoir. D’ordinaire coutumiers des mobilisations et émeutes fondées sur des problématiques sectorielles et locales, les algériens trouvent dans le refus d’un nouveau mandat présidentiel leur dénominateur commun. Les nouvelles manifestations massives du vendredi 8 mars et les appels à la grève générale sonnent comme le glas du règne de Bouteflika. Qu’en sera-t-il du système qui s’est développé durant ses années au pouvoir ? Le bras de fer ne fait en réalité que commencer.

Ahmed Gaïd Salah reste fidèle au FLN et supporte le cinquième mandat de Bouteflika.

Les médias ont pu analyser les promesses de Bouteflika comme un signe de recul. Pourtant, des signaux permettent de minorer cette affirmation selon laquelle le pouvoir algérien serait entrain de changer de logiciel. D’une part, les menaces d’un scénario à la syrienne émises par le chef de gouvernement Ahmed Ouyahia, secrétaire général du Rassemblement national démocratique (RND) – l’un des deux piliers de la majorité présidentielle avec le FLN -, et Premier ministre à trois reprises depuis 1995. Ces propos ont d’ailleurs été fortement contestés par la rue par le slogan « Ouyahia, Djazaïr machi Souria » (l’Algérie n’est pas la Syrie). D’autre part, et de façon beaucoup plus remarquable, le fait que l’homme clé de la « galaxie » Bouteflika Ahmed Gaïd Salah brandit lui aussi le spectre de la déstabilisation laisse à penser que le régime s’affirme plus solide et déterminé que jamais. En marge de sa visite à l’Académie militaire de Cherchell le 5 mars, le chef d’Etat-major et Vice-ministre de la Défense nationale (Abdelaziz Bouteflika assumant le titre de ministre de la Défense nationale) appelle avec lyrisme « à pérenniser et entretenir la flamme voire l’esprit de la glorieuse Révolution de Novembre avec tout ce qu’elle recèle comme idéaux et valeurs nobles qui enflamment nos cœurs et nos esprits » et rappelle que « l’Armée Nationale Populaire demeurera le garant de cet acquis si cher, grâce auquel notre pays a retrouvé sa notoriété ». Selon lui, l’ère Bouteflika « a déplu à certaines parties qui sont dérangées de voir l’Algérie stable et sûre, mais veulent la ramener aux douloureuses années de braises, lors desquelles le peuple algérien a vécu toute forme de souffrances et payé un lourd tribu ». L’Armée serait constituée d’hommes  « qui connaissent parfaitement les ennemis de leur peuple et leur patrie, qui sont parfaitement conscients de leurs desseins macabres et de leurs portées, et qui sauront, sans doute, préserver leur histoire nationale et valoriser leur Révolution et ses artisans ». Le dimanche 10 mars, le général prenant acte des manifestations  a nuancé son propos en affirmant que L’armée « partage » avec le peuple algérien « les mêmes valeurs et principes ». « Se rejoignent (…) entre le peuple et son armée (…) tous les fondements d’une vision unique du futur de l’Algérie », a-t-il ajouté devant les élèves militaires.

Ce repli du pouvoir sur son idéologie historique ne peut que nourrir l’intensification des manifestations, et in fine la déréliction généralisée mettant à terme en péril la si vantée stabilité algérienne. Le retrait de la candidature du président en exercice résonne comme une première victoire pour la rue algérienne. Dans son message à la nation du lundi 11 mars, Bouteflika annonce le report des élections présidentielles jusqu’à que la Conférence nationale inclusive complète son mandat, si possible avant la fin de l’année 2019. Ce laps de temps permettra d’élaborer un projet de Constitution avant sa soumission au référendum et de former un Gouvernement de compétences nationales annonçant ainsi un vaste remaniement. Pour l’heure, l’actuel ministre de l’Intérieur dirige le Gouvernement suite à la démission du cacique Ahmed Ouyahia. La phase de transition ébauchée tient du quitte ou double. Soit l’appareil algérien parvient à lâcher du lest et à intégrer la société civile, notamment la jeune génération, à sa gouvernance ; soit les tractations à venir aboutissent à une recomposition des pouvoirs, nouvelle en apparence, mais obéissant à la même logique d’opacité et de concentration. La radicalisation de la rue deviendrait alors inévitable, laissant dès lors l’Algérie ouverte à tous les vents. Ceux de l’espérance comme ceux du danger.

Shares

Yannis BOUSTANI

Diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris, mention Droit économique spécialité Droit public économique. — — — Quis custodiet ipsos custodes ?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *