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Corne d’Afrique : la nouvelle guerre chaude ?

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Début 2018, deux évènements ont amené à la rupture des relations entre les Emirats Arabes Unis et la Somalie. Ces tensions bilatérales ravivent des tensions régionales plus larges entre les Emirats et le Qatar, la Turquie et l’Egypte, qui à terme, pourraient déboucher sur un ou plusieurs conflits.

Emirats-Somalie, chronique d’une rupture annoncée

Carte de la Somalie et des territoires sécessionnistes

Début 2018, trois sacs émiratis non déclarés sont saisis par la douane de l’aéroport de Mogadiscio. Ils contenaient près de 10 millions de dollars. Cette affaire marque le début d’un conflit entre les deux Etats.

La Somalie s’inquiète que cet argent soit destiné à la province sécessionniste du Somaliland, au nord-ouest du pays. Depuis les années 90, le pays est en proie au chaos, et le gouvernement internationalement reconnu n’a longtemps eu d’autorité que sur la région de Mogadiscio, la capitale. Le sud est aujourd’hui principalement contrôlé par le gouvernement et par le groupe islamiste Harakat Al-Shabab Al-Mujahideen (abrégé en Al Shabab), le nord-ouest a proclamé son indépendance sous le nom de Somaliland (ancienne colonie britannique alors que le reste du pays était une colonie italienne), et le nord-est est autonome sous le nom de Puntland, sans que son statut final n’ait été clairement défini. Le Somaliland se comporte comme une République indépendante, bien que non-reconnue, et de nombreux reportages journalistiques montrent la réussite de la région à préserver la sécurité et à construire des institutions démocratiques, du moins en apparence. Les Emirats Arabes Unis se sont intéressés à cette région. Ils y ont signé un accord avec les autorités locales : Dubai World Port développe de nouvelles infrastructures dans le port de Berbera, et les Emirats y construisent une base militaire. Les autorités somaliennes n’ont pas été consultées dans ces négociations et considèrent ces projets comme illégaux.

L’incident a accéléré la rupture. Suite à la saisie des sacs d’argent, Abu Dhabi a mis fin à la coopération avec la Somalie, arrêté les subventions pour certains programmes, notamment hospitaliers. Lors d’une rencontre du 23 avril entre le président du Somaliland et une délégation émiratie, les deux autorités se sont engagées à augmenter leur coopération bilatérale, ce qui laisse à penser que les Emirats reconnaissent le Somaliland comme Etat. Du côté de Mogadiscio, bien que la rupture ne soit pas la solution souhaitée, c’est la fierté nationale qui prime : la souveraineté somalienne ne peut être vendue à des puissances étrangères. Du côté du Puntland, le discours est différent : les autorités locales veulent conserver la coopération avec les Emirats. Le président du Puntland a d’ailleurs affirmé que plus de 3 millions de dollars sur les 9,6 saisis étaient destinés au financement de soldats émiratis déployés sur son territoire. Il n’est pas impossible que le Puntland proclame à terme son indépendance, surtout si Abu Dhabi est prêt à le reconnaître à demi mot, comme dans le cas du Somaliland.

La riposte turco-qatarie

Derrière ce conflit se cachent d’autres tensions : la rivalité entre le camp sunnite traditionaliste, mené ici par l’Egypte et les Emirats Arabes Unis, et celui des islamistes, mené par le Qatar et la Turquie. Lors de la crise du Qatar de 2017, la Somalie a refusé de rompre ses relations avec Doha. Le Qatar est effectivement une puissance économique de premier choix pour la Somalie, tout comme son allié turc. Erdogan est l’un des rares chef d’Etat à se rendre en Somalie, Turkish Airlines est l’une des seules compagnies internationales à desservir Mogadiscio, et l’aide humanitaire turque est importante et nécessaire pour la Somalie. Ainsi, quelle que soit la crise, Doha et Ankara soutiennent Mogadiscio, économiquement, militairement (la Somalie accueille une présence militaire turque à Jaziira, près de la capitale, depuis 2017) et médiatiquement : Al Jazeera a largement couvert la crise somalo-émiratie.

Mais l’influence des deux pays a un prix : Doha et Ankara soutiennent différents groupes islamistes. Un ancien ambassadeur turc a par exemple avoué avoir rencontré et financé des membres d’Al Shabab, qui a fait allégeance à Al Qaeda en 2012. Le parti pro-Frères Musulmans, Al Islah, bénéficie également d’un important soutien de la part des deux puissances. Ces formes d’islam politique sont perçues comme des menaces directes pour Abu Dhabi, qui craint une déstabilisation des pouvoirs traditionnels, mais également par l’Egypte. La rivalité entre Al Sissi et Erdogan n’est plus à prouver. Le soutien turc aux Frères Musulmans à travers le monde, la base de Jaziira, et plus récemment la crainte de la construction d’une autre base sur l’île de Suakin au Soudan, sont perçus comme des menaces pour le Caire.

Guerre froide, guerre chaude ?

Cette “guerre froide” du monde sunnite pourrait déborder sur d’autres conflits. Au Yémen, on observe déjà des divisions internes au camp sunnite : les Emirats soutiennent les groupes indépendantistes sudistes lorsque le Qatar soutient Al Islah au Yémen.

L’Ethiopie a commencé la construction d’un barrage sur le Nil, en accord avec le Soudan mais qui déplait à l’Egypte. En revanche, le Caire est plutôt proche de l’Érythrée, dictature militaire qui a un conflit territorial à la fois avec l’Ethiopie et avec le Soudan. Le journaliste Fred Oluoch de The East African rappelle le potentiel risque de guerre, bien qu’il soit démenti par les quatre États. Il faut d’ailleurs garder en mémoire que les Emirats ont également une base à Assab, en Érythrée. Il semble donc probable que l’Afrique de l’est devienne le prochain terrain des règlements de compte entre les Emirats, le Qatar, la Turquie et l’Egypte.

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