Ethique et renseignement, une relation difficile
L’ampleur inégalée du processus de renseignement moderne qui, grâce aux nouvelles technologies, bénéficie d’un champ d’action quasi illimité, est en phase de reconstruire la définition de ce qu’est « vivre en société ». Que ce soit par un organisme de renseignement national ou étranger, tout le monde peut désormais être surveillé et interrogé à des fins de renseignements. Cela ne manque pas de soulever de nombreux questionnements d’ordre éthique quant aux méthodes employées. Certes, l’intérêt stratégico-militaire du renseignement ne fait plus aucun doute à l’heure de la lutte anti-terroriste. Néanmoins, les dérives mises en lumière ces dernières années par des lanceurs d’alertes tels qu’Edward Snowden (1) ou encore Julian Assange sur les méthodes plus ou moins légales et morales employées par les agences de renseignements amènent une interrogation : le renseignement peut-il être éthique ?
Ethique et renseignement, un débat difficile ?
La principale pierre d’achoppement réside dans la divergence temporelle de ces deux concepts. En effet, alors que l’éthique raisonne dans l’action présente, le renseignement se pense dans la potentialité d’un danger à venir. La principale utilité du renseignement se trouve dans les dangers futurs qu’il permet de contrer, ou du moins de contrôler. L’exemple le plus probant est sans nul doute l’usage du renseignement dans la lutte antiterroriste. Le Premier ministre français Edouard Philippe déclarait en mars 2018 que 51 attentats furent déjoués par le renseignement français depuis 2015. Ici réside la principale défense des missions de renseignements : les potentiels dangers déjoués. Seulement, dans la situation présente, les dérives conjointes de la CIA et de la NSA aux Etats-Unis, du Mossad au Moyen-Orient, ou même du FSB en Tchétchénie, vis-à-vis des libertés et des droits de l’homme font tache sur le tableau.
Dans les faits, c’est tout un dilemme qui se met en place entre « morale présente » et « intérêt futur ». A ce titre Denis C. Blair, ancien directeur du renseignement américain, révélait au NY Time en 2009 comment des techniques illégales d’interrogatoire ont permis ses services d’obtenir des informations stratégiques sur Al-Qaïda. Ils avaient dû alors faire un choix simple, mais terrible : le respect présent des lois morales contre des batailles futures gagnées au nom de la paix.
Bien souvent, les dérives des organes de renseignements provoquent un tollé de critiques envers ces organismes pseudo-indépendants, dont le fonctionnement demeure flou pour la société civile. Cependant, comme le souligne Eric Dénécé lors de son entretien avec Les Yeux du Monde, l’action de ces agences n’est que la conséquence de « directives politiques, soit transmises directement, soit qui ont laissé un cadre propice, comme aux États-Unis notamment, où l’on pousse les agences sur cette voie ». Comment dès lors interpréter ce double jeu des gouvernements qui, de façade portent des valeurs pacifiques, mais qui, une fois les dos tournés, utilisent tout stratagème (interrogatoires, espionnage,…) pour obtenir des renseignements ? Robert Cooper, diplomate anglais répond à cette question :
« Le défi posé au monde post-moderne est de s’habituer à l’idée des doubles standards. Entre nous, nous opérons sur la base des lois et de la sécurité coopérative ouverte […] Entre nous, nous respectons la loi, mais quand nous opérons dans la jungle, nous devons aussi recourir aux lois de la jungle ».
Un mal nécessaire ?
La double lecture du comportement des Etats que propose R. Cooper permettrait d’interpréter le renseignement comme « un mal nécessaire ». Faisant référence au dispositif d’état d’urgence et son principal corollaire, la cybersurveillance, Manuel Valls déclarait en 2015 que « la sécurité est la première des libertés, c’est pourquoi d’autres libertés pourront être limitées ». Est-ce à dire que toutes les méthodes de «prévention» (surveillance de masse, écoute, espionnage international,…) se trouvent ici légitimées ? Sans doute oui d’un point de vue militaro-stratégique. En effet, le coût stratégique représenté par une menace étrangère quelle qu’elle soit est sans nul doute largement supérieur à l’opinion éthique. De fait, le contrôle des flux du cyber-espace est devenu un enjeu des plus stratégiques (2). A ce titre, Isaac Ben-Israël , auteur de Philosophie du renseignement: logique et morale de l’espionnage, déclare que « le renseignement est une profession où, pour obtenir une information cruciale au regard de la sûreté de l’Etat, il est permis de tirer profit des défaillances individuelles ou d’inciter les gens à trahir leur pays et à commettre des actes déloyaux ». Parce qu’il répond à des intérêts qui seraient supérieurs (intérêt de la nation, paix, sécurité), l’emploi de toutes les méthodes de renseignement serait justifié.
A ce jour, le renseignement semble avoir un futur plus que radieux. L’exemple le plus emblématique demeure les Etats-Unis de Trump. Malgré une réduction des pouvoirs de la NSA sous l’administration Obama en 2015, l’administration Trump, dans le cadre de la section 702 du Foreign Intelligence Surveillance Act, a réactivé le programme de surveillance de l’agence. Au plus grand dam des défenseurs de la vie privée, la NSA bénéficie pour six nouvelles années d’une marge de manoeuvre considérable.
(1) Rapide bilan de l’affaire Snowden proposé par Le Monde : https://www.lemonde.fr/edward-snowden
(2) Pour en savoir plus, lire l’article suivant faisant le lien entre les ruptures technologiques et la géopolitique : https://les-yeux-du-monde.fr