Visite d’Erdogan en Grèce : petits pions, grandes diversions
Le 7 et le 8 décembre, le président turc Recep Tayyip Erdogan s’est rendu en visite officielle en Grèce. Cette visite a parfois été qualifiée d’historique car cela faisait 65 ans qu’aucun président turc n’était rendu en Grèce. Cependant Erdogan était déjà rendu à Athènes en 2010… en tant que Premier ministre. Les deux pays ont de nombreux sujets de discorde et ni l’un ni l’autre n’a voulu faire de compromis. Pourtant, cette rencontre bilatérale a été très profitable aux politiques intérieures et extérieures des deux présidents.
De nombreux litiges à régler, potentielles sources de conciliation ?
Par leur histoire commune, la Grèce et la Turquie ont de nombreux conflits territoriaux. La Grèce puis l’empire byzantin ont très longtemps régné sur l’actuel territoire turc, laissant au passage un important patrimoine. Plus tard, c’est l’empire ottoman qui a régné sur celle-ci, et cela jusqu’à l’indépendance de la Grèce il y a environ deux siècles. Par conséquent il existe en Turquie un discours nostalgique appelant à une reconstruction de l’empire ottoman, ou du moins d’une grande Turquie.
A cela s’ajoute des conflits plus récents, a l’image des îles reconnues internationalement comme étant grecques. Dans la mer Egée, la Turquie est bordée par une multitude de petites îles hellènes , assurant une zone économique exclusive (ZEE) et un espace aérien à la Grèce. Afin de ne pas susciter de tensions, la Grèce ne revendique pas la totalité de ces espaces juridiques très proches de sa voisine turque. De son côté la Turquie viole fréquemment la ZEE grecque (1600 fois cette année, le record de ces dix dernières années) ainsi que l’espace aérien hellénique (3000 fois depuis le début de l’année). Cela permet non seulement de marquer la souveraineté turque sur ces espaces mais aussi de créer à la longue une sorte de droit coutumier.
Enfin il y a aussi la question de Chypre, dont un tiers est militairement occupé par la Turquie depuis 1974. Cette occupation visait initialement à éviter tout rattachement de l’île à la Grèce, mais aujourd’hui il s’agit surtout de pérenniser un territoire turque. Il y a quelques années, la découverte d’importantes ressources de gaz a ravivé les tensions entre les deux pays. Des solutions de coopération ont effectivement été envisagées mais un compromis affaiblirait l’image d’Erdogan, elles n’ont donc jamais abouties.
Par ses coups de force Erdogan soigne son image en Turquie mais détériore les relations avec l’Union Européenne, sans gain concret
Avant même que les discussions ne commencent, Erdogan avait donné le ton en déclarant vouloir renégocier le traité de Lausanne de 1923. Cette déclaration est géopolitiquement ambitieuse car il faudrait l’accord des autres Etats signataires : le Royaume-Uni, la France, l’Italie, le Japon, la Russie (héritière juridique de l’URSS), la Roumanie et la Grèce. Derrière cette déclaration se cache la volonté d’Erdogan est d’affaiblir et de remplacer l’image de Mustafa Kemal dans l’imaginaire turc. Dans la même logique, il a rendu visite à la communauté turque de Thrace orientale et a condamné l’abolition de la charia dans cette région, ordonnée il y a peu par Alexis Tsipras. Très habilement, il déclare que cela contrevient au traité de Lausanne et aux décisions de la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Encore plus habile, il renverse l’idée que la Thrace orientale est le pied turc dans la porte européenne. En effet, il affirme que les turcs de la Thrace grecque sont le pont de l’Europe vers la Turquie.
Les discussions n’ont toutefois pas été fructueuses. Aucune avancée sur la question chypriote n’a été faite, mais il apparaissait peu probable que cela n’advienne avant les élections présidentielles de 2018 dans la partie grecque. Cependant, le président turc a profité de l’occasion pour qualifier la minorité turque chypriote de « copropriétaire » de l’île, entérinant un peu plus l’occupation turque. Il était aussi annoncé des négociations concernant 8 officiers turcs ayant participé à la tentative de coup d’État en 2016. Erdogan demande leur extradition, mais il semble impossible pour Alexis Tsipras d’accepter cela. Tout d’abord parce que cela contreviendrait à l’article 3 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, interdisant l’extradition d’une personne vers un pays dans lequel elle pourrait être torturée. Ensuite, car cela attirerait des condamnations politiques de la communauté internationale ainsi que de l’électorat grec. Le seul sujet sur lequel il y a eu entente est celui des migrants syriens, chacun des deux dirigeants ayant exprimé leur bonne volonté de s’entraider. Finalement, cette entrevue a surtout été un prétexte pour Erdogan de se rendre en Grèce. Il a pu se placer en homme fort de la Turquie et en défenseur du monde sunnite, mais aussi rappeler à l’Union européenne que la Turquie retient actuellement 3 millions de migrants syriens suite à un accord dont elle attend encore une partie des contreparties financières.
Tsipras, discret gagnant
Si la venue du président turc en Grèce a été evoquée, les enjeux de sa réception par Alexis Tsipras l’ont moins été. Ce dernier multiplie les coups diplomatiques visant à faire de la Grèce un acteur important, et cette rencontre en fait partie. Peu avant l’entrevue, la police grecque a arrêté neuf personnes soupçonnées d’appartenir au DHKP-C, groupe d’extrême gauche turc considéré comme « organisation terroriste » en Turquie. Ce geste de bonne volonté a fortement contrasté avec les déclarations sur le traité de Lausanne, donnant ainsi le bon rôle à Athènes et le mauvais à Ankara. Egalement, la condamnation finalement assez formelle d’Erdogan à propos de l’abolition de la charia en Thrace occidentale transforme un acte juridiquement discutable en état de fait.
Le principal succès grec concerne la question migratoire. La Grèce qui jusqu’alors souffrait des effets de la crise migratoire, se place désormais en intermédiaire avec la Turquie et se pose en acteur majeur sur cette question. Or en ce moment, Angela Merkel rencontre d’importantes difficultés politiques en lien avec la question migratoire. Tsipras dispose donc désormais d’une carte à jouer contre celle qui, à travers l’Union Européenne, lui a posé tant de problèmes économiques et migratoires. Enfin, les îles grecques au large de la Turquie accueillent une population migratoire supérieure à ce que les ONG peuvent gérer. L’annonce d’accords avec la Turquie sur cette question permettra donc de régler en partie ce problème.