Le facteur turkmène dans l’intervention à Afrin
Le 20 janvier, la Turquie débutait son intervention contre les forces kurdes syriennes à Afrin. Celles-ci ont attisé de nombreuses réactions, notamment le risque d’invasion. Même s’il est trop tôt pour avoir une idée claire sur la position turque, et plus encore sur le dénouement de ce conflit, certains facteurs semblent accréditer cette thèse.
La Turquie et les minorités turques hors frontières
L’intervention turque à Afrin rappelle immanquablement celle de Chypre en 1974. Devant la menace des nationalistes grecs de réunifier l’île à Athènes, la Turquie s’inquiète du sort des minorités turques. Pour ne pas risquer l’expulsion ou le massacre de cette population, Ankara déclenche l’opération Attila et occupe près de la moitié du territoire de l’île. Les échanges de population font du sud une zone principalement grecque et du nord une zone turque, alors que les communautés vivaient côte à côte auparavant. Neuf ans plus tard, les leaders Turcs chypriotes proclamaient l’indépendance de la République Turque de Chypre Nord, non-reconnue excepté par Ankara. À la veille de l’intervention turque à Afrin, un média turc chypriote de gauche qualifiait l’opération à Chypre « d’occupation », rappelant que la Turquie ne fait pas l’unanimité auprès des Turcs chypriotes, mais également le parallèle entre le cas syrien et le cas de l’île méditerranéenne.
La Syrie a également connu une perte de territoire au profit du voisin du nord. Le Sanjak d’Alexandrette, peuplé d’une forte communauté turque mais minoritaire face aux communautés arabe et arménienne, est le fruit de discorde entre Ankara, Paris et la Syrie sous mandat français. Alors que la Seconde Guerre mondiale risque d’éclater, Paris cède la région en échange de la neutralité turque dans le conflit. La Syrie n’a jamais formellement reconnu la perte d’Alexandrette, qui intègre la Turquie comme territoire autonome. Suite à l’exode massif des Arméniens et d’une partie des Arabes, une Assemblée composée majoritairement de Turcs vote l’annexion totale du Sanjak, qui perd son autonomie et devient la province de Hatay. Il y a donc un cas d’école d’annexion par la Turquie de territoires, y compris syriens, lorsqu’ils ont une population turque significative.
Les Turkmènes dans la politique turque
Depuis le début de la crise syrienne, la Turquie s’est largement appuyée sur les communautés turkmènes, ce peuple turcophone héritier de l’empire ottoman. Les Turkmènes sont notamment présents en Irak, en Syrie et au Liban. Lors de la crise du Kurdistan irakien, Ankara a plusieurs fois rappelé le caractère turkmène, réel ou fantasmé, de certaines villes comme Kirkouk ou Tal Afar, voir même Mossoul dans une certaine mesure. Dans le cas syrien, des milices turkmènes se sont formées, en opposition au gouvernement Assad, avec le soutien plus qu’actif de la Turquie.
Dans l’opération actuelle d’Afrin, Ankara dit s’appuyer sur l’Armée Syrienne Libre. En réalité, la Turquie s’appuie sur certains groupes, dont la plupart sont Turkmènes ou Ouighours d’après le journaliste Fehim Tastekin, comme la Division Sultan Murat, la Brigade Samarcande ou le Turkistan Islamic Party syrien. Dans le même temps, l’Armée Syrienne Libre est divisée quant au jeu trouble de la Turquie : le combat de l’opposition à Assad se déroule en ce moment dans la région de Ghouta, contre l’armée gouvernementale. La guerre contre les Kurdes n’est clairement pas prioritaire pour l’ASL, et répond d’abord aux intérêts turcs avant ceux de l’opposition syrienne.
Vers une région pro-turque en Syrie ?
La Turquie contrôle aujourd’hui une zone s’étendant de Jarablus à Al Bab en Syrie, refuge pour les groupes islamistes comme Hayat Tahrir Al Sham. La Russie ne peut tolérer que ces organisations, qu’elle considère comme terroristes, soient présentes sur le sol syrien avec le soutien d’un partenaire. Il semblerait que l’intervention turque à Afrin ai été validé par Moscou contre l’abandon d’Al Bab et Jarablus à Assad. La Turquie échange donc Al Bab contre Afrin. Erdogan a déjà commencé à parler démographie, qualifiant Afrin de ville arabe, où il faut faire diminuer l’élément kurde à 35% de la population et la peuplant des réfugiés syriens en Turquie.
Ainsi, plusieurs questions se posent quant à la stratégie turque : en s’appuyant massivement sur les Turkmènes et les réfugiés arabes, et en voulant modifier la démographie régionale, est-ce qu’Ankara ne cherche pas à créer des régions favorables à la Turquie ? Voir peut être des zones à majorité turkmène reproduisant ce qu’ils ont fait à Chypre ? Le scenario d’Alexandrette en mémoire, ces craintes d’invasion et d’occupation du territoire syrien apparaissent d’autant plus fondées, tant pour les Kurdes que pour le régime syrien. Si on est bien loin de pouvoir affirmer que c’est l’objectif final d’Ankara, ou encore qui va gagner le conflit et dans quelle mesure, l’Histoire et quelques déclarations turques laissent planer le doute sur le réel objectif de la Turquie si Afrin passe sous son contrôle.