La Russie privée de Jeux Olympiques : une décision éminemment géopolitique ? [2/2]
Mise au ban par l’Agence mondiale antidopage (AMA), la Russie ne participera pas aux prochains Jeux Olympiques. C’est le dernier rebondissement d’une affaire incroyable de dopage institutionnel qui dure depuis plus de quatre ans. Mêlant gouvernement russe, agents secrets et falsification d’échantillons et de données informatiques, la tempête s’est abattue sur le sport russe. La suspension par l’AMA est un nouveau coup porté à la Russie, qui utilise le sport à des fins politiques. Au-delà du théâtre sportif, la suspension de la Russie s’inscrit dans un jeu de pouvoir entre Moscou et l’Occident.
La Russie dénonce une décision politisée et une « hystérie anti-russe »
Lundi 09 décembre, l’Agence mondiale antidopage a approuvé à l’unanimité les recommandations de son comité de conformité, visant à interdire à la Russie d’accueillir et de participer à de grands événements sportifs internationaux pendant quatre ans. La Russie n’a pas tardé à réagir aux sanctions de l’AMA. Le Premier ministre Medvedev a critiqué des “décisions qui se répètent contre des sportifs qui ont déjà été punis”. Le chef du gouvernement russe a dénoncé la “poursuite d’une hystérie antirusse devenue chronique”. Annonçant que la Russie ferait appel, il a cependant reconnu que Moscou avait un “sérieux problème de dopage”.
Comme son ministre des sports Pavel Kolobkov, Vladimir Poutine a condamné une “décision politique”. Le président russe s’est élevé contre une décision collective qui “contredit la charte olympique”. Pour le président russe, l’absence d’une plainte contre le Comité national olympique russe autorise, selon la charte, son pays à concourir sous le drapeau national. “Tout châtiment – comme il l’a été depuis l’époque du droit romain – doit être individuel et découler de ce qui a été commis par une personne. Les châtiments ne peuvent pas être de nature collective et s’appliquer à des personnes qui n’ont rien à voir avec certaines violations”, a-t-il ajouté à Paris. Stanislav Pozniakov, à la tête du Comité national russe, a appuyé les propos de son président. Il s’est dit “déçu” par les sanctions “prévisibles” mais “inadéquates et excessives”.
Le sport, un instrument géopolitique ordinaire
Pour pallier aux faiblesses de son soft-power, le sport a été réactivé par la Russie comme l’un des outils principaux de puissance depuis le milieu des années 2000. Le gouvernement de Vladimir Poutine utilise le sport au service de la puissance globale de la Russie. Moscou cherche à améliorer, par ce biais, l’image et la réputation de la Russie sur la scène internationale. Le sport est (re)devenu la vitrine de la puissance russe et l’instrument de ses ambitions.
À ce titre, la Russie s’est imposée comme un maître en matière d’organisation de grands événements sportifs au cours des dix dernières années. Le Kremlin est parvenu à faire des Jeux de Sotchi en 2014 et de la Coupe du Monde de football en 2018 des réussites organisationnelles et sportives, en mobilisant pour cela l’ensemble de la société, des oligarques aux supporters. Bien plus que des événements sportifs majeurs, les Jeux Olympiques d’hiver et la Coupe du Monde de football ont été utilisés comme un outil multifonctionnel, à la fois politique, économique et social.
Pour Vladimir Poutine, les succès sportifs sont autant de succès diplomatiques et cela a contribué à améliorer pendant un temps l’image de la Russie à l’international. Le “sport-power”, en tant que composante du soft-power d’un pays, est cependant à double tranchant. Le président du CIO, Juan Antonio Samaranch déclarait en 1975 lors du congrès de Neuchâtel : “nul doute que les compétitions sportives, et en particulier les Jeux Olympiques, reflètent la réalité du monde et constituent un microcosme des relations internationales”. Les oppositions sur les terrains géopolitiques ordinaires se transposent au monde du sport. Si la diplomatie sportive peut prouver la puissance d’un État, elle peut également jeter le discrédit sur ce même État lorsque ses failles sont révélées.
Un jeu de pouvoir entre la Russie et l’Occident
Alors que la pression s’intensifie sur la Russie, le Kremlin ne reconnaît qu’à demi-mots le dopage institutionnel. Il mène en Russie une campagne de propagande présentant les sanctions comme un complot occidental. Suite à la publication du premier rapport McLaren en juillet 2016, le Kremlin dénonçait “une récidive dangereuse de la politique dans le sport [dont la] forme a changé, mais le but est le même : faire du sport un instrument de pression géopolitique et donner une image négative de certains pays et de leurs peuples”.
Pour l’Occident, la suspension des athlètes russes est un coup d’arrêt à la politique de puissance sportive russe. La révélation des problèmes de dopage en Russie par l’AMA témoignerait “des failles du régime poutinien (difficulté à coordonner une politique sportive efficace et cohérente), des difficultés de la société russe contemporaine (corruption endémique), comme des problèmes inhérents à la société sportive internationale (concurrence accrue, appât du gain et des victoires, nécessité des performances, intensité de la profession sportive, difficulté de coordination entre les instances internationales)”.
Le patron de l’USADA, l’agence antidopage américaine, a quant-à-lui dénoncé une sanction trop clémente de la part de l’AMA. “Permettre à la Russie d’échapper à une mise au ban totale est un nouveau coup dévastateur porté aux sportifs propres, à l’intégrité du sport et à la force des règlements”, a déclaré Travis Tygart. On assiste alors à une véritable guerre informationnelle entre la Russie et l’Occident sur la question du dopage. Quand les occidentaux accusent la Russie de tricherie, la Russie répond que le problème du dopage est mondial. Comme au temps de la Guerre Froide, la Russie et les États-Unis, à défaut de pouvoir s’affronter directement par des moyens militaires, rivalisent sur les terrains de sport.
La difficulté de la gouvernance du sport mondial
Le scandale de dopage d’État russe est représentatif des difficultés que rencontre la gouvernance mondiale du sport et du poids des États dans les décisions de celle-ci. Si le Comité international olympique se déclare apolitique, le sport, lui, ne l’est pas. Le CIO doit alors composer avec les tensions géopolitiques qui régissent la société internationale. Son éternelle stratégie du balancier a été critiquée, quand l’organisation n’a pas exclu les sportifs russes des Jeux Olympiques de Rio.
Selon Pascal Boniface, “le CIO n’a pas voulu imposer à la Russie l’humiliation d’être le troisième pays exclu des JO de façon globale après l’Afrique du Sud de l’apartheid et de l’Afghanistan en 2000”. Une telle décision aurait pu créer une ligne de fracture durable et majeure au sein du CIO. Les intérêts sont aussi commerciaux. L’exclusion d’un pays des Jeux Olympiques nuit à l’image de neutralité et d’universalité que le CIO souhaite véhiculer. Par corrélation, cela porte également préjudice aux retombées économiques des compétitions.
L’exclusion de la Russie des Jeux Olympiques de Pyeongchang en 2018 est aussi le fruit d’une solution négociée. Les athlètes concourraient sous drapeau olympique mais la dénomination de la délégation olympique, “Athlètes olympiques de Russie” prêtait à confusion. Des pays comme l’Afrique du Sud ou le Koweït n’ont pas eu droit à l’inclusion du nom de leur pays dans la dénomination officielle des athlètes neutres. Cela crée donc un double standard dans les décisions du CIO, avec une impossibilité d’écarter la politique du sport. L’annulation de la suspension de 28 athlètes russes par le Tribunal arbitral du sport, comme le retour de la Russie en tête du tableau des médailles de Sotchi est aussi un revers important pour le CIO et l’AMA, démontrant toute la difficulté de lutter contre le dopage dans le sport.
Le CIO soutiendra l’AMA
Alors que les affaires de dopage relèvent habituellement de sanctions individuelles, c’est ici tout un État qui a été pénalisé pour le rôle qu’il a joué dans l’organisation d’un “dopage d’État” dans plus de trente sports. L’AMA sanctionne aujourd’hui sévèrement la non-coopération et les malversations de la Russie. D’autant que le CIO a fait savoir qu’il n’irait pas à l’encontre des décisions de l’AMA. Signataire du Code mondial antidopage, le CIO doit désormais appliquer de manière obligatoire les injonctions de l’organisation.
Fidèle à sa position, il a cependant rappelé que la responsabilité du Comité olympique russe n’est pas mise en cause. Il a insisté sur l’importance de protéger les athlètes russes “propres”. Tous les espoirs de la Russie reposent maintenant sur les épaules du Tribunal arbitral du sport. Le TAS devra statuer sur le bienfondé de l’exclusion de la Russie des compétitions internationales pour les quatre prochaines années. A l’examen des preuves à charge contre Moscou, l’appel semble perdu d’avance. Le drapeau russe ne flottera pas lors des prochains Jeux Olympiques.
Sources
VIZIER Solène, Le sport, arme diplomatique de la puissance russe au XXIe siècle, Mémoire de recherche, Université Paris XIII, 2018.