Assiste-t-on à la naissance d’un bloc eurasiatique mené par la Chine et la Russie ?
En juin dernier, Vladimir Poutine a reçu de Xi Jinping la première médaille de l’amitié offerte à un ressortissant étranger, lors du dernier sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghai. Les deux hommes ont ensuite beaucoup insisté sur l’importance des liens entre leurs deux pays, et sur la création d’un « nouveau modèle de coopération régionale » au sein de l’OCS. Alors que l’Occident est divisé, la Chine et la Russie semblent faire front commun en Asie centrale pour peser sur les relations internationales : peut-on croire à l’avènement d’une puissance eurasiatique dirigée par les deux géants chinois et russe ?
Le partage d’une même vision géopolitique globale a amené la Chine et la Russie à renforcer leurs relations
Dans l’après-guerre froide, les deux géants ont voulu assurer la stabilité politique du continent, pour permettre le redressement économique de leur pays et de la région. Malgré certaines réticences, Chine et Russie ont trouvé un accord sur la délimitation de leur frontière commune (longue de 4000 kilomètres) en 2005, et ont adopté un programme décennal de coopération frontalière en 2009. Les deux pays voient également d’un mauvais œil les tentatives de déstabilisation politique soutenues par l’Occident. Les révolutions de couleurs, par exemple, ont inquiété la Russie (Géorgie en 2003, Ukraine en 2004) ainsi que la Chine (« la révolution des tulipes » au Kirghizistan en 2005 a fait craindre la montée d’un indépendantisme Ouigour au Xinjiang). Il n’a donc pas été difficile pour la Chine et la Russie de s’entendre pour s’assurer le contrôle de la région centre-asiatique. La création de l’OCS en 2001, succédant au groupe de Shanghai créé en 1996, avait pour objectif de limiter le risque de « terrorisme, extrémisme et séparatisme » en Asie centrale. Cette organisation, après avoir intégré l’Inde et le Pakistan l’an dernier, souligne leur capacité à stabiliser politiquement toute une région, en se passant de la présence européenne ou américaine.
La Chine et la Russie ont donc entretenu cette coopération politique et stratégique, en évitant les faux-pas diplomatique auprès de leur voisin. Alors que la Chine développe sa présence économique dans la région, elle ne dispute pas le leadership politique et sécuritaire de « l’étranger proche » russe. De plus, aucun des deux pays n’interfèrent dans les affaires internationales de l’autre. Des officiels chinois ont déclaré en 2016 que « les diplomates et dirigeants chinois ont (…) conscience de ce qui a conduit à la crise [ukrainienne], y compris la série de “révolutions de couleur” soutenues par l’Occident dans des États postsoviétiques et la pression exercée sur la Russie par l’expansion de l’OTAN vers l’est »*. La Russie ne s’est pas non plus prononcée sur les tensions maritimes en Asie du Sud-Est, conduisant même des exercices navals en mer de Chine méridionale en 2016
Néanmoins, ces politiques font plus état d’une convergence d’intérêts plutôt que d’une véritable alliance
Malgré cette coopération stratégique, le rapport de puissance entre les deux pays reste déséquilibré. En effet, l’asymétrie économique à l’avantage de la Chine place son voisin dans une position de faiblesse et de dépendance. Alors que la Chine est le premier partenaire commercial de la Russie, ce dernier n’est que son neuvième partenaire principal. Les structures d’échanges sont également différentes : la Russie dépend de la demande chinoise pour ses exportations d’hydrocarbures ou de matières premières, et importe des équipements manufacturés pénalisant son industrie. Enfin, la frontière commune en Extrême-Orient reste sensible, de par l’avantage démographique chinois dans la région.
La Russie tente désormais de contenir l’expansion économique chinoise en Asie centrale. En effet, la création en 2015 de l’Union Économique Eurasiatique (UEE) avec 4 ex-républiques soviétiques (Arménie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizistan) devait créer une union économique eurasiatique sans la Chine. Néanmoins, ces États se méfient de l’attitude expansionniste russe depuis l’annexion de la Crimée en 2014, et voient dans la Chine un puissant partenaire capable de contrebalancer son influence dans la région. Ainsi, la Chine reste leur premier partenaire commercial, et le projet des « nouvelles routes de la Soie » devraient encore accroître ses relations avec l’Asie centrale. La Russie n’est pas vraiment de taille face à la puissance financière chinoise, et le récent accord d’union économique entre l’UEE et la Chine lui permet simplement d’entretenir un semblant d’équilibre des forces avec son voisin asiatique.
La Russie pâtit aujourd’hui d’une vision partielle de la puissance, principalement fondée sur le contrôle politique et sécuritaire de son « étranger proche ». La Chine, de son côté, a élargi son approche des relations internationales. En effet, elle joue un rôle d’intermédiaire et de partenaire économique essentiel pour les petits États eurasiatiques, sans toutefois critiquer publiquement la présence américaine dans la région, comme le fait la Russie. Ainsi, plutôt que de constituer un bloc eurasiatique, la présence chinoise refonde les équilibres de puissance dans la région. Ainsi, malgré son étendue géographique sur le continent, la Russie apparait paradoxalement comme une puissance isolée. Pour ne pas perdre pied dans la région au détriment de la Chine, la Russie doit accepter la modernisation économique et l’ouverture internationale, quitte à passer pour une puissance économique en rattrapage, comme l’a été la Chine auparavant.
*Fu Ying, « How China sees Russia », Foreign Affairs, New York, janvier-février 2016. Mme Fu Ying est présidente du Comité des affaires étrangères du Congrès national populaire.