Souveraineté contre droits de l’homme – L’Arabie saoudite fait taire le Canada
A l’ère de l’instantanéité, le tweet semble désormais faire office de casus belli. La réponse musclée aux positions du ministère canadien des Affaires étrangères sur le réseau social est d’autant plus intéressante qu’elle apparaît disproportionnée. L’attitude saoudienne permet de déceler les contradictions inhérentes au modèle de modernité à marche forcée impulsé par Mohammed Ben Salman. Cette polémique confirme la méthode de gouvernement promue par le jeune prince héritier : un contrôle centralisé à fleur de peau faisant fi de la répartition traditionnelle des pouvoirs doublé d’une intransigeance en matière de leçons occidentales quant à la gestion des droits humains. Pourtant, derrière cette brouille entre deux pays faiblement liés, se profile une question bien plus essentielle : jusqu’à quel point les démocraties libérales doivent-elles s’accommoder du mépris des valeurs qui les fondent pour s’assurer une place diplomatique et soutenir l’exportation d’armes ? Le Canada semble ici particulièrement isolé.
Twitter, nouvelle scène diplomatique
Les tensions entre les deux pays ont éclaté après que le ministère canadien des Affaires étrangères a publié vendredi 3 août un Tweet sans équivoque : « Le Canada est gravement préoccupé par les arrestations supplémentaires de militants de la société civile et des droits des femmes, y compris Samar Badawi. Nous exhortons les autorités saoudiennes à les libérer immédiatement ainsi que tous les autres militants pacifiques ».
L’emprisonnement de la sœur du dissident Raif Badawi est hautement symbolique ; ce blogueur libre penseur purge une peine de 10 ans de prison depuis 2012 pour insultes envers l’Islam et cybercriminalité. En 2014, la Cour suprême avait assortie la peine de 1000 coups de fouets et 225 000 euros d’amende. Arrêtées le 1er août et à l’origine de la controverse, Samar Badawi et Nassima al Sadah sont deux militantes pour le droit des femmes dans un Royaume longtemps adepte d’une interprétation rigoriste de l’Islam. Chrystia Freeland, la ministre canadienne, avait dès le lendemain affiché sur le réseau social la solidarité de son pays avec la famille et appelé à la libération de Raif et Samar Badawi.
Une réponse disproportionnée
Ni une ni deux, le Royaume saoudien déclare l’ambassadeur canadien persona non grata et lui donne 24 heures pour quitter le territoire. Le ministère saoudien des Affaires étrangères émet cette injonction dans un communiqué présentant les déclarations canadiennes comme un acte d’ingérence en contradiction avec les principes élémentaires du droit international. Il est affirmé que les personnes détenues seront poursuivies et jugées selon la procédure et les peines applicables en droit interne. « Tout pas supplémentaire du Canada nous donnera le droit d’interférer dans ses affaires internes » précise vigoureusement le communiqué.
Enfin, un gel des relations commerciales et une réflexion sur de possibles mesures de rétorsion sont annoncées. L’ambassadeur saoudien au Canada est quant à lui rappelé pour consultation. Le Financial Times révèle ainsi que la banque centrale et les fonds de pension saoudiens auraient demandé à leurs gestionnaires de portefeuilles à l’étranger de liquider leurs actifs canadiens. Les autorités auraient également suspendu les bourses d’étudiants à ses ressortissants au Canada et prié ceux-ci de s’inscrire dans un autre pays. Entre 7000 et 15 000 étudiants seraient concernés selon les estimations. Le gouvernement a aussi ordonné le transfert des patients saoudiens hors du Canada.
Le gel des relations n’aura toutefois qu’un faible d’impact économique. Le marché saoudien représente une très maigre part des exportations canadiennes et les importations de pétrole (10 % d’entre elles sont d’origine saoudienne) ne sont pas concernées. Seule l’annulation du contrat avec General Dynamics Land Systems de 15 milliards de dollars canadiens pour la livraison de véhicules blindés légers pourrait inquiéter Ottawa ; contrat déjà sous le feu des critiques répétées de l’opposition canadienne. L’objectif recherché est plutôt de l’ordre du symbole : c’est un gage de sérieux adressé aux gouvernements trop enclins à la critique en ce qui concerne le respect des droits jugés fondamentaux dans la monarchie des Saoud. Face à cette réponse disproportionnée, Justin Trudeau a tenté de déminer la situation lors d’une allocution donnée le 8 août : « On ne veut pas avoir de mauvaises relations avec l’Arabie saoudite, un pays qui a une certaine importance dans le monde et qui fait des progrès au niveau des droits humains », a-t-il concédé avant d’ajouter que « les Canadiens s’attendent à ce que leur gouvernement parle clairement, fermement et poliment du respect des droits humains partout dans le monde, et nous allons continuer de le faire ».
Le Canada décide donc de faire primer les droits de l’homme sur des rendements économiques à court terme, notamment en matière d’exportation d’armes. Début 2018, un contrat pour l’achat par les Philippines de 14 hélicoptères avait déjà été gelé suite aux critiques contre des violations répétées des droits humains par le président Rodrigo Duterte. Ce respect scrupuleux du Traité sur le commerce des armes, adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies le 2 avril 2013, isole le Canada.
La double mise en garde
Les démocraties libérales se montrent timorées face aux allégations répétées d’irrespect de droits qu’elles estiment pourtant irréductibles. Chaque pays espère ainsi s’assurer une place au soleil, que ce soit en matière d’exportations militaires ou dans les formidables perspectives qu’offrent l’ouverture du Royaume aux investisseurs étrangers, au risque d’un grand écart permanent avec les valeurs que la communauté occidentale professe. Le procès en deux poids deux mesure faisant le lit (à l’international par des régimes autoritaires comme en interne sous la pression de l’opinion publique) des critiques en opportunisme de valeurs revendiquées comme universelles, la communauté occidentale n’a pas intérêt à courber l’échine sur les valeurs qui font son identité, d’autant que le projet Vision 2030 ne pourra advenir qu’au prix d’un nombre conséquent d’investissements étrangers.
Les pays occidentaux et leurs entreprises sont en bonne posture pour faire pression et espérer la libération de quelques individus emprisonnés pour avoir exprimé une opinion dissonante. Si le Canada a réaffirmé son soutien aux détenus, la solidarité n’a pas été au rendez-vous. On peut voir sur des sujets plus graves comme le bombardement d’un bus par la coalition menée par l’Arabie saoudite au Yémen en quoi le silence peut être coûteux aussi bien en vies humaines qu’en crédibilité internationale. Comment apparaître cohérent dans la défense des droits de l’homme, par exemple en Syrie, lorsque l’on tait sciemment la situation dans la péninsule arabique ? Force est d’admettre que les gouvernements libéraux perdent autorité et influence avec ce nouveau flagrant délit de double discours. La fermeté canadienne est l’exception qui confirme la règle. Le manque de cohésion répété du camp occidental rend nécessaire à terme une réflexion relative à la place stratégique que doivent occuper les droits de l’homme dans la conduite des relations internationales. A l’inverse, il est intéressant de remarquer qu’en plus de ses voisins régionaux l’Arabie saoudite a aussi glané le soutien de la Russie de Vladimir Poutine. Le Président américain s’est lui montré bien silencieux. C’est que les deux hommes forts du monde ( tout comme le Président chinois) ont deux mots à la bouche : business et souveraineté.
Mohammed Ben Salman inquiète par ses décisions nerveuses, ce qui ne peut que nuire dans l’immédiat au climat des affaires. La prise en otage du Premier ministre libanais Saad Hariri en novembre 2017 et le rappel de l’ambassadeur du Royaume en Allemagne suite aux accusations d’aventurisme émises par l’ancien ministre des Affaires étrangères Sigmar Gabriel n’étaient qu’un avant-goût. Derrière une vision extensive de la souveraineté se dissimule une inquiétude latente. La volonté de modernisation économique se double inévitablement d’une perte de contrôle sur les moeurs de la société civile. Libéralisme économique et culturel faisant la paire une modernisation trop rapide pourrait déstabiliser le pays.
Malgré les quelques signes d’ouverture, le bilan un an après la nomination de Mohammed Ben Salman est pour l’heure loin d’être brillant. La déstabilisation du mode de succession et la montée en puissance phénoménale du prince héritier ont fragilisé la concorde entre les familles régnantes. La guerre au Yémen continue de s’enliser devenant d’après l’ONU la pire catastrophe humanitaire tandis que des critiques et actions en justice récurrentes mettent les dirigeants des démocraties libérales face à leur responsabilité via l’exportation massive d’armes. La croisade contre le voisin Qatari n’a eu in fine que peu d’intérêts. La sortie du pétrole et le renforcement du secteur privé s’annoncent également plus difficiles que prévus. Après quelques mois tonitruants, remarquons que le prince héritier se fait beaucoup plus rare depuis le mois de mai alimentant même un temps les rumeurs d’assassinat … peut-être le temps d’une réflexion bien méritée avant une énième montée des tensions avec le voisin iranien sous lourdes sanctions. Face à l’énorme chantier de la réforme, Mohammed Ben Salman aurait intérêt à calmer les ardeurs et à ne pas trop s’enhardir de la relation privilégiée qu’il entretient avec l’administration Trump, faisant ainsi sienne la morale de la fable Le Lion et le Rat de Jean de la Fontaine. Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage.
Sources
-
« Arabie saoudite – Canada : expulsion de l’ambassadeur à Riyad et gel des relations commerciales », Jihad Gillon, Jeune Afrique, le 6 août 2018
-
« Mohammed bin Salman Is Weak, Weak, Weak », Steven A. Cook, Foreign Policy, le 7 août 2018
-
« Saudi Arabia’s Crown Prince Picks a Very Strange Fight with Canada », Robin Wright, The New Yorker, le 8 août 2018
-
« We don’t have a single friend : Canada’s Saudi spat reveals country is alone », Ashifa Kassam, The Guardian, le 11 août 2018